Les études sur les rapports sociaux de classes ou de genre gardent-elles une pertinence, malgré l'évolution de la société et des outils d'analyse ?

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Les théories sont des représentations toujours imparfaites, et donc fausses, de la réalité, même si elles sont bien sûr nécessaires pour pouvoir la comprendre un peu et parfois agir dessus. C'est particulièrement vrai en sociologie et en sciences sociales en général, où l'objet d'étude est le comportement humain. La théorie marxiste des rapports sociaux de classes, par exemple, a eu impact historique considérable qui a modifié le fonctionnement social de nombreux pays au XXe siècle. Que peut-il rester vrai d'une théorie une fois qu'elle a modifié la réalité qu'elle était censée décrire ? Est-il toujours utile de chercher à étudier les rapports sociaux de classes liés à la production, à une époque désormais éloignée de plus d'un siècle et demi de celle de Marx, et alors que sont disponibles de nombreux outils d'analyse qui n'existaient pas alors ? Et même dans le domaine voisin des relations de pouvoir entre les hommes et les femmes, considérés les uns et les autres collectivement, est-il toujours judicieux de consacrer du temps et des moyens de recherche importants pour traquer les vestiges d'une civilisation patriarcale peut-être révolue ?

1/ Les rapports sociaux de classe ou de genre ont évolué au fil du temps, au point que leur pertinence est parfois remise en cause pour expliquer les phénomènes sociaux


 a) Comment les principales évolutions de la structure socio-professionnelle depuis 1950 ont-elles remis en cause la théorie des rapports de production ?

La théorie marxiste des rapports de production, en tout cas dans sa conception la plus simple, met l'accent sur les relations de domination et donc d'exploitation entre deux grandes classes sociales du XIXe siècle, celle des ouvriers et celle des propriétaires de machines et de locaux industriels : les premiers dépendent en effet bien davantage des seconds, pour leur subsistance et pour celle de leur famille, que l'inverse. Il en découle d'ailleurs un conflit que Karl Marx appelle la lutte des classes. L'économie et la société française ont cependant beaucoup évolué depuis 1950. La part croissante de salariés parmi les actifs occupés (90% aujourd'hui contre 70% en 1960), au détriment des indépendants, aurait certes pu renforcer la logique marxiste. Mais les autres principales évolutions de la structure socio-professionnelle l'ont plutôt affaiblie.

Les emplois sont devenus d'abord de plus en plus tertiaires, au détriment de l'agriculture et surtout du secteur secondaire : les ouvriers représentaient 40% de la population active en 1960, ils sont deux fois moins aujourd'hui. La possession des moyens de production industriels ne peut donc plus tant apparaître comme l'outil de domination d'une classe sociale sur une autre. De plus, la qualification des emplois a fortement eu tendance à augmenter depuis 1950, avec la hausse par exemple du nombre de cadres et professions supérieures (4% en 1960, 20% aujourd'hui). Les professions intermédiaires, encore plus nombreuses (25%), sont difficiles à imaginer comme exploitées également. Parmi les principales évolutions de la structure socio-professionnelle, la féminisation des emplois, enfin, n'a pas contribué quant à elle à l'affaiblissement des rapports de production : elle a plutôt affecté les rapports sociaux de genre.


 b) En quoi la multiplication des facteurs d'individualisation fait-elle évoluer aussi les rapports sociaux de genre ?

L'ancienne répartition sexuelle des tâches, entre des femmes assez souvent cantonnées à la sphère domestique, et des hommes chargés de procurer des revenus au foyer, était la source de relations de pouvoir au sein des familles et de la société, au détriment des femmes. Ces rapports sociaux de genre, caractérisés par un fardeau plus lourd des tâches ménagères pour les femmes et un moindre accès à l'emploi, moins bien payé, ont été en partie remis en cause par la tertiarisation : celle-ci a contribué à la féminisation des emplois, et ouvert ainsi aux femmes davantage de possibilités individuelles de revenus. Leur taux d'activité entre 25 et 55 ans est ainsi passé de 40% environ en 1960 à 80% à la fin du XXème siècle, même si le salaire d'une femme cadre reste inférieur de 20% à celui d'un cadre masculin.

De manière plus générale, la tertiarisation et l'augmentation des niveaux moyens de qualification, peut-être les deux plus importantes transformations de l'emploi depuis 1950, ont été d'importants facteurs d'individualisation, dans le milieu professionnel et au sein de la société en général. En effet les grandes concentrations de salariés dans les usines étaient propices à l'identification des travailleurs de l'industrie au groupe social des ouvriers, pour ne pas dire à la classe ouvrière. Le contrôle social exercé par les chefs syndicaux et les collègues, lors des grandes mobilisations notamment, contribuait à donner à tous un fort sentiment d'appartenance. De ce point de vue le développement des activités de service, où les collectifs de travail comptent souvent peu d'effectif, a remis en cause la puissante solidarité qui existait entre les salariés peu qualifiés, favorisant l'émancipation parmi eux de catégories auparavant dominées, comme les femmes. La hausse du niveau moyen de qualification a aussi joué un rôle. Plus souvent chargés de responsabilités qui leur sont propres, les cadres n'ont pas entre eux la cohésion que donne aux ouvriers le sentiment d'être exploités par les dirigeants.


2/ Bien que les outils statistiques aient aussi fait progresser la réflexion sur les classes sociales en dehors du cadre marxiste, les aspects subjectifs de l'identité sociale n'ont pas complètement effacé les rapports sociaux


 a) Comment les statistiques de distances inter et intra-classes ont-elles renouvelé l'analyse en termes de classes sociales ?

Les outils mathématiques actuels appliqué à la sociologie, et surtout la puissance des matériels informatiques, permettent aujourd'hui de définir automatiquement des catégories d'individus qui se ressemblent du point de vue d'un certain nombre de variables. L'idée est de minimiser, à l'intérieur d'une classe ainsi définie, la distance entre les valeurs prises par une ou plusieurs variables d'un individu à l'autre, en même temps qu'on maximise la même distance entre les individus appartenant à des classes différentes. Autrement dit, l'algorithme utilisé pour découper en classes la population statistique minimise la distance intra-classes et maximise la distance inter-classes. L'opération en question conduit à réaliser une "bonne partition de l'ensemble", selon les termes habituellement employés.

Sans qu'il soit besoin de présenter ici la méthode de programmation utilisée, il suffit de savoir que les résultats obtenus de cette manière, à propos de la population française actuelle, sont assez éloignés de la description marxiste de la société du XIXe siècle. Ils ne permettent pas vraiment de retrouver une classe ouvrière et une classe bourgeoise, en particulier. Ils renforcent ainsi les courants de pensée qui ont critiqué beaucoup plus tôt la vision d'une opposition persistante entre une classe dominante et une classe dominée, soulignant par exemple l'importance de ce qu'il était convenu d'appeler les classes moyennes, dès la seconde moitié du XXe siècle en France. Il faut noter que la notion de "classe" est alors employée dans son sens premier de "catégorie statistique", beaucoup plus général que le sens donné à ce terme par la théorie marxiste, qui suppose notamment des intérêts matériels commun, en opposition à d'autres classes, et un sentiment d'appartenance au groupe.


 b) Pourquoi l'importance croissante des aspects subjectifs de l'identité sociale ne doit pas faire négliger les rapports sociaux qui persistent ?

L'individualisation de plus en plus grande des parcours professionnels et des trajectoires sociales, sous l'effet de la tertiarisation et de la hausse des qualifications en particulier, a donné une importance croissante aux aspects subjectifs de l'identité sociale. Ce qui est subjectif, comme le mot l'indique, dépend du sujet qui agit ou qui pense. Un autre que lui peut agir ou penser différemment. Le sujet peut éventuellement être un groupe social, et on peut donc trouver de la subjectivité à des points de vue partagés par de vastes ensembles d'individus. Mais plus un énoncé est partagé, plus il se rapproche de ce qu'il est convenu d'appeler l'objectivité : c'est-à-dire une action ou une pensée indépendante de la personne ou du groupe particulier qui agit ou qui pense, à propos de l'objet concerné. A propos de l'identité de sociale de chacun, autrement dit tout ce qui le rapproche ou le distingue d'autres individus, l'appartenance à un groupe défini par le métier exercé, comme la classe ouvrière, apparaît ainsi plus objective que le fait d'être supporter d'un club de foot par exemple, et en même temps adepte d'un style vestimentaire.

Il serait faux de prétendre cependant que les rapports d'exploitation économique ont complètement disparu dans nos sociétés : même largement atténués, on peut encore percevoir leurs effets entre des nations riches et des pays pauvres issus de leurs anciens empires, par exemple, ou encore au sein de la société française, entre des héritiers rentiers et de simples salariés. De même, la réduction des inégalités hommes-femmes n'a pas fait complètement disparaître les rapports sociaux de genre : des inégalités de salaires persistent, et le temps consacré aux tâches ménagères laisse encore aujourd'hui moins de temps de loisirs aux femmes salariées qu'à leurs conjoints masculins. Dès lors qu'il y a répartition des rôles et donc inter-dépendance, et c'est le cas dans toute société, les relations de dépendance qui s'instaurent n'ont aucune raison d'être parfaitement équilibrées. Et la prise de conscience d'un intérêt commun à défendre peut surgir entre les individus concernés.


Conclusion   L'idée qu'il existe des groupes sociaux composés d'individus ayant conscience d'intérêts communs à défendre par rapport à d'autres, en lien avec leur genre ou avec leur place dans la production, n'a donc pas perdu toute validité. Il serait même dommage de s'en priver pour comprendre une partie des phénomènes sociaux qui peuvent affecter les sociétés actuelles ou à venir. Mais il ne s'agit pas non plus de chercher à tout comprendre à travers le prisme de ce que certains appellent parfois, de façon d'ailleurs inexacte, "la théorie marxiste" ou "la théorie du genre". La capacité à se poser des questions, à envisager des hypothèses en dehors des cadres de pensée établis, et à se donner les moyens de les vérifier, est et restera de toute façon au fondement même de toute démarche scientifique. Et cela est vrai bien sûr en sciences sociales comme dans le domaine des sciences de la matière (les sciences dites "dures")... plus encore peut-être, tant il faut se garder d'être influencé, pour essayer de comprendre la société, par des préjugés liés à sa propre histoire sociale, y compris intellectuelle.