Une société plus mobile est-elle nécessairement une société plus fluide et plus juste ?

Pour revenir au sommaire des SES, c'est ici...    et pour la version affichant une question par sous-partie, c'est par là...    (droits réservés)


Le sentiment de justice est important pour la cohésion d'une société. Rien n'est pourtant plus difficile à définir que la justice sociale. Il ne peut pas s'agir uniquement de récompenser les efforts, indépendamment du résultat et du service rendu à la collectivité... mais ce dernier dépend notamment de facteurs sur lequel l'individu ne peut rien. Ainsi, est-il juste que certains exercent des fonctions plus élevées, peut-être plus utiles, si c'est simplement leur origine sociale qui les y a prédisposés ? Au contraire, faudrait-il vraiment se féliciter si les positions sociales changeaient beaucoup plus facilement et plus radicalement entre la génération des enfants et la génération des parents, dans le sens ascendant comme dans le sens descendant ? Et d'ailleurs, cette mobilité sociale intergénérationnelle améliore-t-elle l'égalité des chances autant qu'il y paraît ? Pourquoi fait-on une différence entre mobilité et fluidité ?

1/ Une part de la mobilité sociale observée traduit l'évolution de la structure socio-professionnelle et n'améliore donc pas l'égalité des chances


 a) Quel est le lien entre la mobilité sociale et l'égalité des chances ?

Une table de mobilité intergénérationnelle permet de comparer la position sociale des français, liée à leur profession, avec la situation de l'un de leurs deux parents. Dans le cas d'une table de destinée père/fille, on connaît ainsi la proportion de filles dans chacune des catégories socio-professionnelles (CSP) pour chaque CSP de père. Un niveau plus élevé de filles d'ouvriers qui sont devenues cadres, en France en 2015, par rapport à ce qu'on pouvait constater en 1990 par exemple, est par définition le signe d'une société plus mobile. Il en va de même, bien sûr, si la table utilisée est un tableau père/fils, mère/fils, ou mère/fille.

Plus grand est le nombre de personnes qui ont changé de CSP entre la génération des parents et celle des enfants, dans le sens ascendant ou dans le sens descendant (selon le caractère plus ou moins enviable des positions occupées), plus la société est mobile. Si davantage en 2015 qu'en 1990, des personnes sont cadres parmi celles issues d'une CSP moins enviable, on peut considérer qu'elles ont eu davantage de chances de progression sociale. C'est bien sûr plutôt l'indice d'une réduction de l'inégalité des chances d'accès aux situations valorisées socialement. Mais cela ne suffit pas à conclure à un réel progrès de l'égalité des chances.


 b) Pourquoi une part de la mobilité sociale s'explique-t-elle par l'évolution de la structure socio-professionnelle ?

Le nombre d'ouvriers, comme le nombre d'agriculteurs d'ailleurs, a diminué considérablement et de façon constante depuis un demi-siècle. De 40% des actifs français au début des années 1970, les ouvriers sont ainsi passés à environ 20% aujourd'hui. C'est un effet de la tertiarisation de l'activité économique. Parallèlement le nombre de cadres a été multiplié par 3, pour atteindre environ 16%. Cela signifie que même avec beaucoup moins de chances de devenir cadre, par rapport à un enfant de cadre, des enfants d'agriculteurs ou d'ouvriers ont forcément dû changer de catégorie et monter ainsi dans l'échelle sociale, puisque l'effectif des CSP plus qualifiées a augmenté.

C'est la structure socio-professionnelle dans son ensemble qui s'est ainsi déformée vers le haut. Une part non négligeable de la mobilité sociale observée s'explique ainsi par ce qu'on appelle la mobilité structurelle. Cette dernière ne correspond pas à une réduction des écarts de chances : davantage d'enfants d'ouvriers sont certes devenus cadres, mais davantage d'enfants de cadres aussi sont devenus cadres eux-mêmes. Une forte mobilité structurelle peut même tout à fait s'accompagner d'une aggravation de l'inégalité des chances : l'amélioration des chances des enfants de cadres de devenir cadres eux-mêmes est facilement plus forte que celle des enfants d'une catégorie plus nombreuse.


2/ Les mesures de fluidité sociale reflètent mieux l'égalité des chances sans être pour autant une statistique de justice sociale


 a) Pourquoi la fluidité sociale mesure mieux l'égalité des chances que la mobilité sociale observée ?

La proportion de français âgés de 40 à 60 ans qui ont changé de CSP par rapport à celle de leur père, par rapport à l'effectif total de cette tranche d'âge, n'est pas une bonne mesure de l'égalité des chances pour plusieurs raisons. C'est ce qui a conduit à définir la fluidité sociale, un indicateur qui est plus intéressant de ce point de vue. Il consiste par exemple à diviser la proportion d'enfants de cadres qui sont devenus cadres, par la proportion d'enfants d'ouvriers qui sont devenus cadres (c'est donc le rapport de deux rapports).

La fluidité sociale ainsi mesurée présente d'abord l'avantage de ne pas être sensible à l'évolution de la structure professionnelle. Même avec une forte mobilité structurelle, elle permet de mettre en évidence un rapport de chances plus ou moins favorable à une catégorie comparée à une autre, et donc une situation de plus ou moins grande inégalité des chances. La fluidité sociale n'est pas non plus sensible au nombre de catégories utilisées pour répartir la population étudiée. Il est évident que moins le nombre de catégories est grand, par exemple si on regroupe les cadres et les professions intermédiaires, plus la mobilité apparaît faible : moins de personnes changent alors de catégorie entre la génération des parents et celle des enfants. Cela ne signifie pas pour autant qu'il y a moins d'égalité des chances.


 b) La situation des ascendants sociaux et des déclassés fait-elle de la fluidité une facteur indiscutable de justice ?

Si le rapport des chances de devenir cadre quand on est fils de cadre était le même que celui des chances de devenir ouvrier quand on est fils d'ouvrier, autrement dit dans une société parfaitement fluide, beaucoup d'enfants de cadres devraient connaître une mobilité sociale descendante pour permettre la mobilité sociale ascendante des enfants d'ouvriers. Cette situation pourrait évidemment apparaître très frustrante, voire douloureuse, pour ceux qui subiraient ainsi un déclassement... mais cela ne la rendrait pas forcément injuste, c'est-à-dire non souhaitable par quelqu'un qui déciderait des règles sans savoir quelle position il va occuper.

En particulier, si la situation symétrique des ascendants sociaux apparaissait le plus souvent très favorable pour eux, on pourrait n'y voir que justice. Il faut toutefois être prudent, car les études sur les ascendants sociaux montrent aussi qu'ils souffrent assez souvent des différences de normes et de valeurs entre leur milieu d'origine et la position sociale atteinte. Les tensions psychologiques qui en résultent ne sont pas toujours négligeables pour leur bien-être. Et dans ce cas, le critère de justice de la situation peut ne pas être rempli, si est juste, selon la définition de Rawls, ce que jugerait souhaitable un individu ignorant de la position qu'il va occuper.


Conclusion   Si la fluidité mesure mieux l'égalité des chances que la mobilité sociale, elle n'est pas pour autant un indicateur indiscutable de justice sociale. Cette dernière est peut-être tout simplement impossible à mesurer, d'ailleurs. Elle ne peut pas se résumer à l'égalité des chances en tout cas. Et avant même de pouvoir être théorisée, comme ont tenté de le faire des auteurs comme Rawls, Walzer, ou Sen, la justice sociale relève peut-être d'abord d'un sentiment collectif, tout à fait fondamental pour l'équilibre de la société, mais dont il faut pouvoir se méfier à l'occasion... tant les lyncheurs sont en général persuadés de servir la justice, par exemple.