A quel point le rôle de l'Ecole est-il fondamental dans le fonctionnement d'une société démocratique ?

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A chaque changement de gouvernement ou presque, il est question de la nécessité de réformer le système scolaire. Il y a souvent à cela des raisons budgétaires, car l'enseignement représente une part importante des dépenses publiques, et des économies peuvent donc y être recherchées. Mais c'est peut-être aussi la traduction des attentes élevées que les citoyens ont vis-à-vis de l'Ecole, et de la déception parfois qu'ils éprouvent face aux limites de son actions. Entre les grands objectifs affichés et la réalité possible, l'écart n'est-il pas trop grand ? A quel point le rôle de l'Ecole est-il fondamental dans le fonctionnement d'une société démocratique comme la nôtre ?

1/ La transmission des savoirs par l'Ecole favorise l'égalité des chances, qui contribue largement à légitimer le pouvoir politique dans les sociétés démocratiques


 a) Comment la transmission des savoirs peut-elle favoriser l'égalité des chances ?

Les savoirs et savoir-faire transmis dans le cadre de l'enseignement, gratuit et obligatoire jusqu'à 16 ans en France, puis très peu coûteux à l'Université, contribuent pour une large part aux compétences professionnelles des individus, telle que les recherchent les employeurs sur le marché du travail. Les qualités personnelles, comme l'esprit d'équipe, et l'expérience acquise, s'y ajoutent bien sûr pour définir la qualification d'un individu, son adaptation à un poste plus ou moins élevé dans la hiérarchie socio-professionnelle. Son carnet d'adresses, autrement dit son capital social, peut également intéresser un recruteur. Cependant les diplômes ont clairement un rôle important, sinon un Bac+5 ne serait pas payé en moyenne 15000 euros de plus par an en France, par rapport à un Bac+2.

De ce point de vue la transmission des savoirs par l'Ecole améliore les chances d'accès aux positions sociales enviables. Et elle le fait de manière en partie indépendante de l'action des familles, même si celles-ci favorisent plus ou moins selon les cas la réussite scolaire. Parmi les jeunes en emploi sortis de formation depuis moins de 10 ans, les enfants d'ouvriers ou d'employés diplômés à Bac+5 sont ainsi 80% à avoir un statut de cadre ou de profession intermédiaire, à comparer avec les enfants de cadres ou professions intermédiaires diplômés seulement du baccalauréat : parmi eux, 35% seulement appartiennent à la catégorie des cadres ou professions intermédiaires. Cet effet de la transmission des savoirs, indépendamment du rôle joué par la famille, ne se limite d'ailleurs pas à la sphère professionnelle. De façon générale, la connaissance nous donne les moyens d'agir plus efficacement sur ce qui nous entoure.


 b) Quel rôle joue l'égalité des chances dans le fonctionnement d'une société démocratique ?

La démocratie est trop souvent identifiée au simple suffrage universel, à tort. C'est vrai même du strict point de vue du fonctionnement des institutions politiques, compte tenu de l'importance de la défense des libertés par l'organisation constitutionnelle de la séparation des pouvoirs, notamment. Mais Alexis de Tocqueville a souligné à quel point le fonctionnement démocratique dépasse l'organisation politique et concerne la société dans son ensemble. Ce qui définit la société démocratique, dans la conception de Tocqueville, c'est la tendance à l'égalisation des conditions entre les membres de la population. La réduction de l'inégalité des chances d'accès aux positions enviables est bien sûr un des aspects de cette tendance à l'égalisation des conditions. La diminution des inégalités d'accès au savoir, plus précisément, y participe aussi.

En outre le sentiment de justice sociale, en tant que facteur de cohésion au sein de la population, contribue à un fonctionnement apaisé de la prise de décision sur les questions d'intérêt collectif. Or c'est ce qui définit la démocratie chez un auteur comme Raymond Aron : l'organisation pacifique de la prise de décision sur les enjeux collectifs. Parce qu'elle améliore puissamment le sentiment de justice sociale, la réduction de l'inégalité des chances, grâce à l'école notamment, fait ainsi vivre la démocratie.


2/ La massification de l'accès à l'enseignement depuis 1950 n'a pas eu un effet équivalent de démocratisation


 a) Qu'est-ce qui permet de parler de massification de l'Ecole depuis les années 1950 ?

Avant les années 1950, on pouvait parler de massification de l'enseignement primaire, car depuis les lois Ferry de 1881-1882 l'enseignement était gratuit et obligatoire jusqu'à 13 ans. La "masse" de la population, autrement dit une proportion très importante, passait donc déjà par les écoles de la République, mais l'Ecole ne se limitait pas à l'enseignement primaire. Le collège, puis le lycée, et davantage encore l'enseignement supérieur, étaient réservés à une petite élite, bourgeoise le plus souvent, à l'exception de quelques élèves issus de milieux moins favorisés, très méritants au cours de l'enseignement primaire.

A partir de 1959, l'enseignement a été rendu obligatoire jusqu'à 16 ans. Cela a été le début d'une massification de l'enseignement secondaire et supérieur qui a permis l'accès d'une part croissante de la population aux niveaux de connaissances les plus élevés. Le taux d'accès au niveau bac (classe de terminale) atteint désormais à peu près 80%, soit 4/5ème de chaque génération, contre 1/5ème en 1965. La France compte aujourd'hui presque 3 millions d'étudiants, contre 120 000 en 1950. Dans "Le niveau monte", MM. Baudelot et Establet ont d'ailleurs montré, sur la base des tests de conscription militaire, que le niveau de connaissances a progressé régulièrement entre 1971 et 1991.


 b) Pourquoi faut-il distinguer massification et démocratisation ?

L'idée de démocratisation suppose, dans la logique de la société démocratique selon Tocqueville, une tendance à la réduction des inégalités. En ce qui concerne l'Ecole, cela signifie une amélioration de l'égalité des chances de réussite d'abord au sein du système scolaire, quel que soit le milieu familial d'origine, et ensuite une probabilité égale d'accéder aux situations professionnelles enviables avec un même diplôme. De ce point de vue, la massification n'a pas entraîné une véritable démocratisation, malgré quelques avancées comme dans le domaine de la scolarisation et de la réussite des filles et des jeunes femmes.

Il reste en effet des écarts élevés de résultats scolaires entre les enfants de la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures, d'une part, et ceux des employés ou des ouvriers, d'autre part. L'objectif d'atteindre 80% d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat a pour une grande part été atteint grâce à la création des bacs professionnels, qui permettent rarement de réussir ensuite des études supérieures longues. Or enfants d'employés ou d'ouvriers sont sur-représentés dans les filières professionnelles du lycée, comme dans les filières technologiques. Lorsqu'ils accèdent aux études supérieures, ils sont sur-représentés ensuite dans les filières courtes, ou dans celles offrant peu de débouchés réels. Les phénomènes de reproduction sociale, au sein de l'école et ensuite malgré l'école, fonctionnent toujours, même si leur effet a été retardé de quelques années à l'échelle de la formation initiale d'un individu.


Conclusion   Les résultats qu'obtient le système scolaire en matière de réduction de l'inégalité des chances, et donc de contribution au fonctionnement démocratique de la société, peuvent donc parfois sembler décevants. Mais ils ne doivent pas non plus être minimisés. La stabilité démocratique de la société française est incomparablement meilleure au début du XXIe siècle à ce qu'elle était à la fin du XIXe, au moment de la création de l'école gratuite et obligatoire par Jules Ferry, à peine cinq ans après l'établissement de la IIIe République avec la Constitution de 1875. L'Education Nationale a contribué et contribue encore à cet état de fait. Peut-être ne faut-il pas non plus lui demander l'impossible, et modérer la tentation de réformer le système à chaque élection. Car la transmission des savoirs suppose aussi, pour bien fonctionner, un cadre assez fixe, avec des repères stables...