La notion d'emploi perd-elle progressivement son sens ?

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Deux millions, trois millions, cinq millions, huit millions ? On lit parfois des statistiques très différentes au sujet du nombre de personnes victimes du chômage. Il existe un indicateur officiel, mais d'autres données sont parfois avancées dans le débat public, et elles ne sont pas fausses pour autant. La notion d'emploi a en effet évolué depuis un demi-siècle. Le travail salarié à plein temps, sur un lieu déterminé, entouré d'une équipe stable de collègues, avec des horaires fixes, reste peut-être la norme. Mais cette notion semble devenir moins pertinente, attaquée à la fois par la montée de l'emploi précaire et par les effets de l'utilisation croissante des technologies informatiques de communication. A quel point l'emploi a-t-il changé et va-t-il évoluer encore ? Cette notion gardera-t-elle un sens dans un monde de plus en plus numérique ?

1/ Le numérique a renforcé le brouillage des frontières du travail déjà entamé depuis un demi-siècle


 a) Qu'est-ce qui rend incertaines les limites entre emploi, chômage et inactivité, depuis déjà longtemps ?

Le fait d'occuper un emploi ne signifie pas qu'on est complètement épargné par le chômage, dans cette situation. Certains salariés, embauchés à temps partiel par exemple, auraient préféré l'être à temps plein. Or la définition du chômage selon le Bureau International du Travail, utilisée en France par l'INSEE, fait qu'ils ne sont pas comptés comme chômeurs : le fait d'avoir travaillé ne serait qu'une heure pendant la semaine de l'enquête les exclut de la statistique officielle. Il ne serait pas simple de toute façon de faire la part entre les temps partiels souhaités et les temps partiels subis, en gardant un chiffrage fiable et précis pour faire des comparaisons internationales.

La limite entre chômage et inactivité n'est pas claire non plus, ce qui fait qu'on parle de façon générale d'un "halo autour du chômage". Certains étudiants qui prolongent leur parcours universitaire le font par défaut, car ils préféreraient travailler mais n'ont pas trouvé d'emploi. On peut également les considérer comme des victimes du chômage. Une partie des handicapés indemnisés par l'Etat trouveraient peut-être un poste si les conditions du marché du travail n'étaient pas si tendues. Enfin, des chômeurs découragés renoncent à faire des démarches pour trouver du travail et ne sont donc pas comptabilisés : d'après la définition, seuls le sont ceux qui déclarent activement rechercher du travail et être immédiatement disponibles.


 b) Quel rôle joue le numérique dans le brouillage des frontières du travail ?

Le développement des technologies de l'information a brouillé non seulement la frontière entre travail et loisirs, mais aussi la frontière entre travail salarié et travail indépendant. Avant l'essor d'Internet à la fin des années 1990, la distinction entre les lieux et les temps consacrés au travail d'une part, et d'autre part ceux de la vie privée, voués à la famille et de temps en temps aux vacances, était très nette pour la plupart des individus, en particulier les salariés. Aujourd'hui nombreux sont ceux qui répondent à leurs emails professionnels sur leur lieu de vacances, ou qui télétravaillent depuis chez eux certains jours de la semaine. C'est tout particulièrement vrai en ce qui concerne les métiers à responsabilités : indépendants, cadres et professions intermédiaires.

La distinction entre travail salarié et travail indépendant est également devenue plus flou depuis que des plateformes informatiques proposent de mettre en relation des clients et des offreurs de travail dans le domaine du transport de passagers, de la livraison de repas, ou de l'hébergement par exemple. Pour respecter les règles de ces plateformes (Uber, Deliveroo, Airbnb...), ou même simplement y rester compétitifs compte tenu du contexte qu'elles créent, les travailleurs qui y recourent ont en réalité très peu d'autonomie. Le fait qu'ils soient libres de leurs horaires de travail ne les distingue pas forcément de salariés en télétravail, ou de niveau cadre. En revanche ils ne cotisent pas forcément à la sécurité sociale pour toutes les heures qu'ils font réellement.


2/ Les nouvelles technologies n'ont guère changé cependant ce qui rend l'emploi désirable et elles polarisent plutôt la qualité des situations professionnelles


 a) Pourquoi les principaux descripteurs de la qualité des emplois restent quant à eux inchangés ?

Les emplois où les tâches sont souvent pénibles et répétitives existent encore au siècle de l'automatisation. Dans le secteur des services à la personne en particulier, les aides-soignantes qui doivent soulever le poids de personnes âgées pour les changer ou les laver ne sont pas encore remplacées par des robots. Les horaires décalés existent dans ces métiers comme dans ceux de la restauration par exemple. Les métiers peu qualifiés du bâtiment sont également concernés par la pénibilité physique. Les risques d'accidents de travail sont aussi plus élevés sur les chantiers.

A l'opposé, la qualité des emplois se mesure non seulement à un bon salaire, mais aussi à des perspectives de formation et d'évolution de carrière. Dans les grandes entreprises en particulier, il existe parfois davantage possibilités de promotion interne. La stabilité du contrat de travail est également un aspect important. Le sentiment d'être utile, la reconnaissance des usagers, contribuent aussi à la qualité du travail dans le domaine de l'enseignement ou de la santé par exemple. La gestion d'équipes par les cadres, et de façon plus générale l'étendue des responsabilités exercées, sont d'autres facteurs de qualité de l'emploi.


 b) Pourquoi le numérique accroît-il surtout la polarisation de la qualité des emplois ?

Le développement important des outils numériques dans le milieu professionnel, à partir des années 1980 et surtout 1990, a fait disparaître beaucoup d'emplois "intermédiaires", comme les contremaîtres à l'usine ou les petits chefs administratifs. On a parlé à ce sujet de raccourcissement de la chaîne hiérarchique. Aujourd'hui les employeurs ont besoin d'une part de salariés très qualifiés pour exercer des tâches impossibles à confier aux machines, même lorsque ces dernières utilisent des technologie d'intelligence artificielle. Mais il existe aussi des besoins en emplois peu qualifiés pour des tâches où la relation humaine est importante, même si l'emploi peut être tenu par n'importe quelle personne normale. C'est le cas en particulier des services à la personne : garde d'enfants ou de personnes âgées, aides ménagères, notamment.

Les métiers de service direct à la personne sont souvent rémunérés au salaire minimum légal (le SMIC en France), avec des contrat des travail sans garantie d'emploi durable, car beaucoup de personnes peuvent exercer et recherchent ce type de travail. Les employeurs n'ont pas besoin de leur proposer des conditions attractives, à la différence des salariés très qualifiés nécessaires à la programmation des systèmes informatiques bancaires, par exemple. La classe moyenne a ainsi tendance à se rétrécir, écartelée entre la progression des hauts revenus et l'accroissement de la base constituée de nombreux salariés payés au niveau du SMIC ou à peine au-dessus.


Conclusion   L'emploi est toujours recherché, et certains emplois davantage que d'autres en fonction de leur qualité. La notion est loin d'avoir perdu son sens, même si les frontières entre emploi, chômage, et inactivité sont moins nettes qu'auparavant, de même que celles entre emplois salariés et indépendants. De ce point de vue, le numérique a accéléré une évolution qui était déjà enclenchée sous l'effet de la précarisation du travail. Ces transformations n'ont pas eu que des conséquences négatives sur les conditions de travail, mais la question de leurs effets sur la cohésion sociale se pose, à l'échelle d'un pays comme la France. La répartition des activités professionnelles a en effet longtemps tenu, et continue à jouer, un rôle important dans les rapports d'un individu avec ses semblables. Durkheim notamment l'a souligné dès la fin du XIXe siècle avec sa théorie de la solidarité organique.