La diminution des inégalités de revenus a-t-elle fait progresser la justice sociale ?

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Qui ne s'est pas entendu dire, un jour ou l'autre, "ce n'est pas juste". Le sentiment de justice ou d'injustice est assez spontané chez un individu ou un groupe d'individus, mais il est beaucoup plus difficile de définir rigoureusement ce qu'est la justice. C'est plus particulièrement vrai en ce qui concerne la justice sociale, autrement dit le fait qu'au delà du caractère juste ou injuste d'une situation particulière, la société dans son ensemble est organisée de façon juste. Selon les conceptions de la justice sociale, qui ne font pas toutes jouer le même rôle à l'égalité des revenus notamment, celle-ci a plus ou moins progressé depuis un siècle.

1/ Les inégalités perçues contribuant pour une large part au sentiment d'injustice, la réduction des écarts de revenus au XXe siècle a plutôt été un facteur de paix et de justice sociale


 a) Comment ont évolué les inégalités de revenus depuis le début du XXeme siècle ?

Les inégalités de revenus ont eu tendance à diminuer pendant la plus grande partie du XXe siècle, en France comme dans la plupart des pays anciennement industrialisés. Cette diminution a surtout été nette après la seconde guerre mondiale, et elle s'est clairement arrêtée en revanche au milieu des années 1980. Si on compare le niveau de vie, c'est-à-dire le revenu corrigé des effets de la taille du ménage, pour les 10% les plus aisés et les 10% les plus modestes, le rapport entre le moins riches des riches et le moins pauvre des pauvres était encore de 4,5 en France en 1970. Dès le début des années 1980 il s'est établi aux environs de 3,5, valeur autour de laquelle il a à peine oscillé depuis.

L'apparente stabilité du rapport inter-déciles depuis une quarantaine d'années masque toutefois une augmentation des inégalités de revenus entre le top 1% des revenus et le reste de la population. Ainsi en France, la part du revenu national accaparée par les 1% les plus riches est passée de 7% à 11% entre 1980 et 2000, avant de se stabiliser depuis. Aux Etats-Unis elle est même passée de 12% à 20%, retrouvant son niveau du début du XXe siècle. C'est l'intérêt du coefficient de Gini de mesurer plus finement les inégalités qu'un rapport inter-quantiles, puisque le rapport choisi peut masquer certaines différences avantageuses pour les uns au détriment des autres.


 b) Pourquoi le sentiment de justice sociale est-il lié à l'idée d'égalité ?

Les inégalités se traduisent en général par des rapports de dépendance, voire de domination entre individus ou entre groupes, ce qui est à l'origine de conflits. C'est particulièrement clair dans le cas des inégalités de revenus : avoir un salaire 10 fois plus élevé qu'une autre personne, cela signifie ni plus ni moins que de pouvoir la faire travailler une heure avec six minutes de son propre temps. Or dans une relation de dépendance, la partie désavantagée cherche spontanément à renverser le rapport de forces. Et ce genre de tentative est précisément un conflit.

La justice évoque l'ordre et la paix. Elle s'oppose au désordre et à la guerre, autrement dit au conflit qui s'installe et s'envenime. Dans la mesure où les inégalités sont un facteur de conflit et donc de violence, il est logique de considérer que l'égalité entre les individus, mais aussi entre les groupes au sein de la société, est au contraire un critère important de justice. La violence que déchaînent les inégalités peut être plus ou moins diffuse ou organisée, plus souvent individuelle ou plus souvent collective, mais elle est difficilement contestable: une étude de la Banque Mondiale en 2000, fondée sur les données d'une centaine de pays, a montré une nette corrélation entre le coefficient de Gini des revenus et le taux d'homicides.


2/ Plusieurs formes d'égalité doivent cependant être distinguées et cela conduit à concevoir la justice sociale autrement que sous l'aspect de l'égalisation des revenus


 a) Quelles grandes formes d'égalité a-t-on l'habitude de distinguer ?

L'égalité inscrite dans la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, à l'article 1, est l'égalité des droits : tous les êtres humains doivent être traités de la même façon par la loi, à l'opposé de la logique des privilèges de l'Ancien Régime. Cette forme d'égalité n'empêche cependant par l'inégalité des conditions matérielles d'existence. Appliquer les mêmes règles à ceux qui ont déjà des ressources importantes et à eux qui en ont moins peut même augmenter les inégalités de situations. Ainsi les enfants de catégories privilégiées, qui bénéficient comme les autres de la quasi-gratuité de l'Université, font des études plus longues car ils peuvent davantage se permettre d'attendre pour gagner leur vie.

L'égalité des situations, ce que Lénine appelait "l'égalité réelle" par opposition à "l'égalité formelle", paraît cependant difficile à atteindre. L'échec du communisme au XXe siècle, en partie pour des raisons économiques, a souligné par contraste l'efficacité des pays occidentaux à l'époque, et notamment le fait qu'un certain degré d'inégalités motive les efforts, et incite à la prise de risques utiles à l'innovation. Si on admet donc que les plus méritants puissent être avantagés, on peut aussi souhaiter que chaque individu ait la même probabilité d'obtenir une situation enviable : c'est l'égalité des chances, troisième grande forme possible d'égalité.


 b) A quelles conceptions de la justice sociale correspondent chacune des grandes formes d'égalité ?

L'idée que l'égalité des droits suffit à garantir un ordre social juste est défendue aujourd'hui par le courant de pensée libertariste, qui se réfère par exemple à des auteurs comme le philosophe américain Nozick ou l'économiste autrichien Hayek. Selon cette conception, toute autre façon de penser la justice sociale conduit à remettre en cause les libertés individuelles, et à affaiblir les mécanismes du marché qui garantissent le meilleur fonctionnement possible de l'économie, en créant les incitations les plus utiles pour les comportements de production et de consommation.

L'égalité réelle des conditions correspond en revanche à la justice sociale telle que la conçoivent les partisans de l'égalitarisme strict, dans la continuité de l'idéal communiste du XXe siècle. C'est une vision assez différente ce ce qu'on appelle l'égalitarisme libéral, prôné par le philosophe américain John Rawls. Ce dernier met davantage l'accent sur l'égalité des chances, associée à l'idée d'égale liberté et de soutien aux plus défavorisés. Cette conception de la justice est assez proche de celle des utilitaristes, selon qui il faut maximiser le bien-être global de l'ensemble de la population.


Conclusion   Il n'y a guère que la conception libertariste de la justice sociale qui dénie tout rôle à la réduction des inégalités de revenus. En dehors de ce point de vue, l'évolution depuis un siècle aura plutôt représenté un progrès, en France et à l'échelle de l'humanité, malgré la tendance récente à l'accroissement des écarts avec les 1% les plus riches. Si toutefois on ne peut pas admettre non plus la vision complètement opposée au libertarisme, celle de l'égalitarisme strict, il devient plus complexe de trouver des repères pour l'action concrète, celle des législateurs par exemple. Où situer le curseur pour définir un niveau d'inégalité qui maintienne des incitations suffisantes à la production, sans trop entamer la cohésion sociale et le bien-être collectif ? Seul l'arbitrage par le jeu des élections et de la démocratie a sans doute la réponse.