Pourquoi ne faut-il pas exagérer le rôle de l'opinion publique en démocratie ?

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"Après Marx, ou Tocqueville, donc, la SOFRES"... Dans son ouvrage intitulé "L'Etat séducteur", Régis Debray n'était pas le premier ni le dernier à s'alarmer du poids pris par l'opinion publique et les sondages, dont ceux de l'institut SOFRES, comme source d'inspiration des décisions politiques. A chaque mouvement de l'opinion, à chaque sondage traduisant un instant d'émotion collective, il semble qu'il faille une réponse sous forme de loi.

1/ Les décisions politiques ne peuvent pas se contenter de suivre l'opinion publique, même si leur légitimité est renforcée quand elles le font


 a) La prise en compte des sondages permet de renforcer la légitimité des décisions politiques

La prise de décision sur les questions d'intérêt collectifs, autrement dit la politique, peut s'exercer de façon plus ou moins violente ou arbitraire. La démocratie présente l'avantage de limiter le risque de violence, mais cela découle de la légitimité des décisions prises au nom du peuple. Or les représentants élus peuvent être contestés, pendant la durée de leur mandat entre deux élections notamment. Certains peuvent essayer de leur reprocher des décisions contraires à la volonté populaire, et saper ainsi l'autorité qu'ils tirent de leur légitimité.

Parce qu'ils rendent visible le sentiment majoritaire d'une population sur une partie des enjeux politiques du moment, sans attendre les échéances électorales, les sondages peuvent renforcer la légitimité des décisions prises. C'est le cas bien sûr lorsque les choix opérés par les pouvoirs publics vont clairement dans le sens souhaité par la majorité. De ce point de vue, l'expression de l'opinion publique au travers des sondages contribue à pacifier le fonctionnement des démocraties représentatives, en compensant en partie l'impossibilité d'organiser des élections toutes les semaines.


 b) L'opinion publique est volatile et n'a pas la cohérence que peuvent avoir des représentants élus sur l'ensemble des décisions à prendre dans l'intérêt général

Une des raisons toutefois pour lesquelles la population n'est pas interrogée toutes les semaines sur le choix de ses représentants, c'est que les décisions politiques ont d'une part des conséquences les unes sur les autres, et que d'autre part un même choix peut avoir des effets contradictoires sur courte période et à plus long terme. La diminution des dépenses consacrées à la Défense par exemple permet de baisser les impôts à court terme, mais si elle affaiblit le poids du pays dans les relations internationales, elle peut aussi diminuer la prospérité future de la population, en cas de conflit militaire ou simplement commercial.

Le besoin de cohérence des décisions prises, entre elles et au fil du temps, est une des raisons pour lesquelles tous les pays démocratiques dans le monde ont un système de démocratie représentative. Car l'opinion publique ne raisonne pas comme une personne. Elle a des souhaits contradictoires, comme baisser les impôts et augmenter le nombre de policiers (ou d'enseignants), et elle est très fluctuante. Le candidat le plus populaire selon les sondages un an avant une élection présidentielle est d'ailleurs rarement celui qui est finalement élu.


2/ L'opinion publique exprimée à travers les sondages peut produire ou même servir à produire des effets politiques qu'elle n'a pas vraiment voulu


 a) Les difficultés d'interprétation des sondages peuvent en faire un outil de manipulation de l'opinion publique pour des groupes de pression

La marge d'erreur des sondages, avec un nombre trop faible de personnes interrogées, fait qu'il est toujours possible de trouver un échantillon dont les réponses sont celles qu'on souhaite. Il faut particulièrement se méfier des sondages faits sur Internet, auprès d'un nombre de personnes inférieur à 500. D'autant que ce genre d'échantillon est le plus souvent biaisé. L'origine du questionnaire sur le Web est un premier biais important : le site où se trouvent les questions est rarement consulté par toutes les catégories de population, surtout s'il s'agit du site d'une personnalité politique ou d'un parti. Même l'outil utilisé, Internet, introduit un biais, car tous les Français ne l'utilisent pas de la même façon, selon leur âge ou leur niveau de diplôme notamment.

Même dans le cas d'un sondage plus sérieux en apparence, par exemple des questions adressées à un échantillon d'environ 1000 personnes sélectionnées par la méthode des quotas, les possibilités de manipulation sont nombreuses. Les mots choisis pour poser les questions, l'ordre dans lequel elles sont formulées, et parfois le simple fait d'interroger la population sur un sujet pour lequel elle n'a pas vraiment d'avis encore bien déterminé, produisent des effets sur les réponses, qui peuvent ensuite influencer les décisions politiques. Un fabricant de tabac peut avoir intérêt à interroger la population sur le manque de liberté que les fumeurs ressentent à cause des lois sur la santé publique.


 b) Les sondages peuvent influencer la participation électorale et le résultat des votes par l'effet "underdog" et l'effet "bandwagon" notamment

Outre le risque qu'ils servent à influencer et légitimer des décisions politiques, dans le sens des intérêts particuliers d'entreprises ou d'associations, les sondages peuvent affecter le déroulement des élections de plusieurs façons plus ou mois inopportunes. Cela peut jouer au niveau de la mobilisation des militants, de celle des électeurs, comme des choix qui sont faits dans les urnes. On distingue notamment deux effets de l'avance d'un candidat dans les sondages. Ils sont apparemment contradictoires mais ils ne se contrarient pas vraiment car le premier se produit en général un bon moment avant l'élection, tandis que le second fonctionne à peu de distance du vote.

Le premier, appelé "effet underdog", joue à l'avantage de l'outsider contre le favori de l'élection. Il vaut mieux apparaître numéro 2 que numéro 1 plusieurs mois avant, car cela entraîne davantage de sympathie dans l'opinion publique, et cela motive davantage les militants qui n'ont pas l'impression que c'est gagné. A peu de distance de l'élection, c'est davantage l'effet "bandwagon" qui joue au contraire : les électeurs s'identifient plus facilement au vainqueur annoncé et ont tendance à voter pour lui. La connaissance de ces effets peut inciter à commander et à faire publier un sondage au bon moment, dans le but d'influencer les résultats de l'élection à venir.


Conclusion   Les responsables politiques doivent certes pouvoir s'appuyer sur l'opinion publique afin de légitimer leurs décisions en démocratie. Mais cela ne doit pas être au prix d'un manque de cohérence et de vision à long terme. L'opinion publique doit d'autant moins être idéalisée qu'elle peut être instrumentalisée par des intérêts particuliers. Ceci dit le jeu de groupes de pression concurrents fait aussi partie de la vie démocratique, qui ne peut pas se résumer au face à face entre le peuple et un ou plusieurs dirigeants élus.