A quel point les pouvoirs publics peuvent-ils agir en matière de justice sociale ?

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Le sentiment de justice au sein d'une population est important pour la cohésion sociale, et même tout simplement pour la paix civile. Cela concerne bien sûr les pouvoirs publics, dont le rôle le plus fondamental est de limiter le risque de violences. Et c'est tout particulièrement vrai en démocratie, où les autorités politiques doivent rechercher l'assentiment des électeurs pour espérer se maintenir en fonctions. Que ce soit à l'échelle locale des communes ou des régions, ou au niveau national, la redistribution de revenus grâce aux prélèvements obligatoires, et l'organisation de services collectifs, ont un rôle à jouer dans ce domaine, de même que la lutte contre les discriminations. Il faut cependant être conscient des limites de ces actions, compte tenu de la contrainte budgétaire notamment.

1/ Outre la redistribution des revenus primaires, les pouvoirs publics peuvent favoriser la justice sociale par la lutte contre les discriminations et le service public d'éducation


 a) Comment la redistribution des revenus primaires peut-elle contribuer à la justice sociale ?

Les revenus primaires, directement tirés d'une participation à la production sous forme de travail ou de capital, font tout d'abord l'objet de prélèvements obligatoires. Il peut s'agir d'impôts directs comme l'impôt sur le revenu ou l'impôt sur les bénéfices des sociétés, d'impôts indirects comme la TVA ou la taxe sur les produits énergétiques, ou encore des cotisations salariales et patronales de protection sociale. La plupart de ces prélèvements sont proportionnels aux revenus et ne réduisent pas forcément les inégalités. Mais l'impôt sur le revenu est quant à lui progressif : plus on gagne, plus le pourcentage prélevé est haut. L'écart avec les revenus les plus faible est donc diminué.

L'autre aspect de la redistribution, c'est-à-dire le versement de revenus de transfert financés par les prélèvements obligatoires, contribue également à réduire les inégalités. Parmi les revenus de transfert les plus importants, on peut citer les pensions de retraites, les remboursements de soins, les minimas sociaux comme le revenu de solidarité active ou l'allocation adulte handicapé, les aides au logement, ou encore les bourses étudiantes. Après diminution des revenus primaires par les prélèvements et ajout des revenus de transfert, le rapport inter-déciles des niveaux de vie, c'est-à-dire les revenus corrigés de la taille des ménages, passe de 20 à 6 environ en France.


 b) Quel rôle peuvent jouer l'éducation et la lutte contre les discriminations ?

Le financement des services collectifs grâce aux prélèvements obligatoires est parfois considéré comme de la redistribution au sens large. Mais en dehors de cet aspect, l'un d'entre eux peut contribuer à la justice sociale d'une autre manière importante. Il s'agit du service public d'éducation nationale. Malgré les critiques qu'on peut lui adresser, et notamment les phénomènes de reproduction sociale qui existent dans l'école et ensuite malgré elle dans la vie professionnelle, le système scolaire a contribué et contribue encore à donner des chances aux enfants des catégories moins favorisées. Sans instruction, seuls les emplois les moins qualifiés sont accessibles.

Un autre outil important à la disposition des pouvoirs publics, l'action législative et réglementaire contre les discriminations, contribue également à la justice sociale. Il peut s'agir de sanctionner les inégalités de traitement selon le genre, l'orientation sexuelle ou l'origine ethnique, par exemple dans les rémunérations versées par une même entreprise à des salariés aux responsabilités similaires. D'autres mesures dites de discrimination positive visent à compenser une inégalité des chances par des exceptions à l'égalité de traitement en droit, à l'avantage des moins favorisés ou de ceux qui sont discriminés négativement. C'est le cas par exemple en France avec le quota de salariés handicapés dans les entreprises de taille moyenne ou grande.


2/ Ces moyens d'action posent cependant des problèmes d'efficacité et donc de légitimité, d'autant qu'ils se heurtent en partie à la contrainte budgétaire


 a) Pourquoi l'action en matière de justice sociale se heurte-t-elle à une contrainte budgétaire ?

La part la plus importante des revenus de transfert versés en France concerne les prestations de la sécurité sociale, en particulier les pensions de retraite et le remboursement de soins. A elles seules, ces deux catégories représentent près du quart du PIB. Et les montants correspondants ont tendance à augmenter sous l'effet du vieillissement de la population. A cela s'ajoute le financement des autres revenus de transfert, et celui des services publics comme l'enseignement. Près de la moitié du PIB est ainsi consacrée aux dépenses publiques.

Cette situation pose un double problème. D'une part, il n'est pas possible d'augmenter indéfiniment les prélèvements obligatoires, qui se situent déjà autour de 45% du PIB en France. Les prélèvements peuvent d'ailleurs avoir un effet désincitatif à partir d'un certain seuil, sur la motivation à produire. D'autre part, il n'est pas possible non plus d'accepter une différence trop importante entre les recettes publiques et les dépenses publiques. Car nos engagement européens nous interdisent un déficit budgétaire durablement supérieur à 3% du PIB, et il faut de toute façon financer cet écart par l'endettement, dont le remboursement pèsera ensuite sur les jeunes français sous la forme d'impôts futurs.


 b) Quels problèmes posent la légitimité et l'efficacité de la redistribution ?

L'acceptation la plus large, au sein de la population française, des mesures de redistribution, autrement dit leur légitimité, repose en partie sur le sentiment qu'à un moment ou un autre, chacun peut avoir besoin de la même manière de l'aide de la collectivité. Or les moyens individuels de se protéger face aux risques se sont multipliés depuis un demi-siècle, grâce aux produits d'épargne et aux assurances privées. Les risques encourus par chacun, dans le domaine de la santé par exemple, peuvent aussi être évalués de manière beaucoup plus précise, grâce au traitement informatique de grandes masses de données. Cela permet aux assureurs de proposer des contrats à bas prix pour les assurés à faible risque. Dans ce contexte, nombreux sont ceux qui rechignent à payer pour des dispositifs publics moins intéressants pour eux, même à long terme. Les arguments sur la corruption supposée des administrations leur servent parfois de prétexte à leurs propres yeux.

En outre, l'efficacité de l'action publique en matière de justice sociale est assez souvent critiquée. Les limites de l'action de l'Education Nationale en faveur de l'égalité des chances sont régulièrement soulignées pour proposer des économies, bien que cela ne risque pas d'améliorer la situation. Dans le cas des revenus de transfert, ils sont souvent accusés de ne pas inciter assez aux efforts productifs, à commencer par la recherche d'emploi dans le cas des chômeurs. Ils enfermeraient ainsi certains bénéficiaires dans une relation de dépendance qui leur serait finalement défavorable.


Conclusion   Malgré les critiques qu'on peut lui adresser, l'action des pouvoirs publics en faveur de la justice sociale est encore aujourd'hui massive en France, et non dénuée d'efficacité semble-t-il si on compare le degré de violence de notre société par rapport à d'autres, comme les Etats-Unis où le taux d'homicides est quatre fois plus élevé qu'en France. Reste à savoir si l'avantage de la France dans ce domaine pourra se maintenir, au vu de l'approfondissement de ce que Pierre Rosanvallon appelait déjà "La crise de l'Etat-Providence", dans son ouvrage paru en 1981.