Les institutions sont-elles à l'origine du niveau plus ou moins élevé du chômage ?
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Le taux de chômage est une variable importante pour le niveau de bien-être d'une population. De nombreux économistes ou responsables politiques ont cherché à mieux le comprendre pour essayer d'agir dessus, depuis près d'un siècle. Or en dépit des nombreuses théories qui ont été consacrées à ce problème, et des tentatives d'applications dont elles ont fait l'objet, il reste des différences très importantes de taux de chômage : quasiment du simple au double si on compare les États-Unis et la France actuellement au milieu des années 2020 par exemple, respectivement 4 et 7,5% environ. Est-ce à dire que les institutions, tout ce qui rend le comportement humain prévisible de manière stable dans le temps, et qui peut différer d'un pays à l'autre, joue un rôle dans le chômage ?
1/ Les institutions peuvent jouer un rôle aussi bien positif que négatif face au problème du chômage
a) Dans quels cas les institutions peuvent-elles nuire à l'emploi, en augmentant le coût du travail notamment ?
Les lois et réglements d'un pays, appliqués par les administrations et les juges, font bien évidemment partie de ses institutions : toute réglementation contribue à rendre les comportements des acteurs prévisibles. Or plusieurs éléments du contexte légal peuvent par exemple avoir un effet négatif sur le niveau de chômage. C'est le cas en particulier des obligations en matière de conditions de travail, d'embauche et de fin de contrat, ainsi que des niveaux de salaires ou de cotisations aux assurances sociales. En effet tout ce qui augmente le coût du travail pour les entreprises peut être un facteur de chômage. C'est évident en ce qui concerne l'existence d'un salaire minimum légal. S'il est très faible il ne sert à rien. Mais si son niveau est significatif, il peut se trouver supérieur au niveau de salaire qui équilibre l'offre et la demande de travail pour une catégorie de salariés, en particulier les moins qualifiés. Dans ce cas l'offre de travail par les demandeurs d'emploi se trouve supérieure à la demande de travail, et la différence est tout simplement un nombre de chômeurs.
Le même raisonnement s'applique à la législation qui protège les conditions de travail, par exemple l'obligation de fournir des équipements de sécurité, de limiter la durée de la journée de travail ou le travail de nuit. Toutes ces contraintes augmentent le coût du travail et peuvent donc contribuer au chômage, selon la même logique que pour le salaire minimum. L'impossibilité de recruter sur de courtes durées, ou l'obligation de verser des indemnités en cas de licenciement, sont d'autres exemples de rigidités qui augmentent le coût du travail. En France la loi prévoit aussi le financement de l'assurance-maladie et des retraites (assurance-vieillesse) par les employeurs, et cela fait presque doubler le coût du travail.
b) Comment les institutions du marché du travail peuvent-elles favoriser l'appariement entre poste et candidat ?
De la même manière qu'il y a des coûts de transactions plus ou moins élevés sur le marché des biens, avec en particulier des dépenses de publicité pour les vendeurs et des frais de recherche d'informations pour les acheteurs, la rencontre entre l'offre et la demande sur le marché du travail suppose l'utilisation de moyens, plus ou moins efficaces et coûteux, du côté de l'employeur et du côté du futur salarié. Il peut s'agir, pour l'un comme pour l'autre, de payer pour la diffusion ou la consultation d'annonces sur des sites ou dans des journaux spécialisés. Pour les entretiens de recrutement, l'employeur peut avoir besoin de mobiliser du personnel qui serait sinon occupé à des tâches directement productives. Le demandeur d'emploi a des frais de transport ou d'habillement, par exemple.
Une institution comme France Travail (plus précisément, son ancêtre l'ANPE) a été créée il y a un demi-siècle afin de réduire ces coûts d'appariement entre postes proposés et candidats à l'embauche. Il existe en effet des employeurs qui ont du mal à recruter sur certains postes, et des candidats qui pourraient correspondre et ne trouvent pas de travail. Ce n'est pas seulement une question de qualification ou de motivation, mais aussi tout simplement de diffusion de l'information. L’action des pouvoirs publics dans ce domaine, via France Travail ou des institutions plus spécialisées comme les Missions Locales pour les jeunes, ou l'APEC pour les cadres, ne vise pas uniquement à faire prendre en charge les coûts d'appariement par des prélèvements obligatoires. Il s'agit aussi de bénéficier des gains d'efficacité permis par la centralisation d'un grand nombre d'offres et de demandes, ainsi que par leur analyse avec du personnel spécialisé.
2/ Leur contribution ne doit pas faire oublier l'effet au moins aussi important d'autres facteurs, en particulier conjoncturels
a) Pourquoi est-il difficile d'éliminer complètement l'effet négatif des asymétries d'information sur le marché du travail ?
En dépit du rôle d'institutions comme France Travail, une proportion non négligeable du nombre de chômeurs découle de l'imperfection de l'information sur le marché du travail. Une partie de cette imperfection trouve en effet son origine dans l'asymétrie d'information qui existe entre l'acheteur sur ce marché, autrement dit le futur employeur, et le candidat à l'embauche qui est le vendeur. A moins d'employer des méthodes complètement irrespectueuses de la vie privée, il est difficile d'évaluer même grossièrement toutes les qualités et les défauts d'un candidat, par exemple une tendance à la dépression ou un caractère agressif. Lui les connaît mieux en principe, et tente de les masquer lors d'un entretien.
Le recruteur se trouve donc dans une situation comparable à celle d'un acheteur de véhicule d'occasion : l'asymétrie d'information entre lui et le vendeur, ici à l'avantage de ce dernier, le pousse à acheter moins cher que la valeur apparente, ou à renoncer à la transaction si ce n'est pas possible. Et il se crée un second marché, entre personnes de connaissance, où là le problème est le manque de concurrence, du fait du nombre insuffisant d'acheteurs et de vendeurs. Dans tous les cas l'ajustement de l'offre et de la demande se trouve perturbé, au détriment des chômeurs tout particulièrement, sur le marché du travail.
b) Porquoi la demande et donc l'emploi ont-ils tendance à fluctuer ?
Une des composantes majeures du chômage observé au fil du temps, dans un grand nombre de pays, ne s'explique pas vraiment non plus par la qualité de leurs institutions. C'est ce qu'on appelle le chômage conjoncturel, lié aux fluctuations de l'activité de production selon les circonstances. L'économie est en effet soumise en permanence à des événements imprévus, de plus ou moins grande importance, et qu'on appelle des chocs. Certains sont amplifiés par le comportement des banques, en particulier les chocs négatifs de demande qui rendent les établissements de crédit très frileux dans l'attribution des prêts.
Par exemple la crise économique mondiale provoquée en 2020 par l'épidémie de Covid-19 a entraîné une forte augmentation du chômage: aux États-Unis, son taux est carrément passé de 4 à 15% entre février et avril 2020. Une grande partie de ces 15% de chômage n'a pas pu être causée directement par les institutions américaines : c'est tout simplement la conséquence d'un choc d'offre négatif, lui-même provoqué par une catastrophe sanitaire. Les employeurs ne pouvaient pas assurer la sécurité de leurs salariés face à l'épidémie, et n'ont donc pas voulu risquer que leur responsabilité soit ultérieurement mise en cause, en cas de séquelles ou de décès. Ils ont donc tout simplement décidé de ne pas produire, sauf dans les secteurs d'activité stratégique où les autorités politiques ont dû leur donner des garanties pour pouvoir satisfaire les besoins fondamentaux de la population, par exemple l'agro-alimentaire. En cas de baisse de la production, les quantités de travail nécessaires diminuent et ainsi le chômage augmente, parfois brutalement.
Conclusion Certaines institutions peuvent avoir une influence sur le niveau plus ou moins élevé du chômage, mais dans un sens aussi bien positif que négatif. Il ne faut pas sous-estimer notamment l'intérêt d'institutions comme France Travail parmi les outils de lutte contre le chômage, grâce à l'amélioration de l'appariement qu'elles rendent possible entre postes proposés et candidats à l'emploi, lorsqu'elles jouent efficacement leur rôle. Cependant d'autres composantes du niveau de chômage échappent assez largement à l'effet des institutions, et même à toute prévisibilité. Cela ne signifie pas que les institutions sont sans conséquences sur la rapidité plus ou moins grande de la réaction de l'emploi aux chocs, même lorsqu'elles contribuent peu à expliquer le niveau lui-même du chômage. La comparaison de l'impact conjoncturel de la crise du Covid-19 en France et aux Etats-Unis est de ce point de vue éclairante.